Cyril Dion est auteur, réalisateur, militant écologiste. C'était l'un des invités du festival Nos futurs organisé du 21 au 23 mars 2025. Il participait à une grande assemblée, le vendredi, sur le thème "Environnement : faut-il faire peur, désobéir, donner envie ?".

Canal B - Lucie Louâpre : Je voulais commencer en vous demandant, puisque c'est un festival qui s'adresse à la jeune génération qui est encore en construction de ses idées et de ses combats, si vous vous aviez eu un déclic dans votre parcours qui vous a ouvert les portes du militantisme ?


Cyril Dion : Je crois, qu'à priori, le truc du déclic, ça n'existe pas. J'ai lu une étude publiée sur The Conversation il n'y a pas longtemps et qui déconstruisait ce mythe. Donc non, je ne crois pas que j'ai eu de déclic. Quand j'étais adolescent, en tout cas, très rapidement, j'avais une espèce de sentiment d'aliénation, d'enfermement. Avec un parcours qu'on me proposait dans la société qui allait commencer à l'école, où on allait m'enfermer, qui allait ensuite m'emmener travailler, faire un boulot que je n'aimais pas forcément pour gagner de l'argent et pouvoir payer ma retraite. Et que j'allais pouvoir vivre simplement dans les interstices de ça. C'est ce que Pierre Rabhi résumait très bien dans sa petite histoire des boîtes quoi ! Il disait : la modernité propose une histoire de la libération mais, de la maternelle à la fin de l'université, les les jeunes sont enfermés dans des bahuts. Puis, ils vont travailler dans des boîtes. Pour aller s'amuser, ils vont en boîte. Comment ils y vont ? Dans leur caisse ! Et jusqu'à la dernière boîte que je vous laisse imaginer... Et moi, je me suis promis d'essayer de me sortir de ce parcours-là et de faire des choses qui ont du sens pour moi, qui me donnent envie de me lever le matin, qui me permettent de faire une expérience de ce que c'est qu'être en vie, Qui soit pleine, profonde, passionnante, jubilatoire ! Et je sais que ce n'est pas toujours facile, Et c'est encore moins facile quand on est dans des contextes où on est enfermé, où on n'a pas d'argent, ni de possibilités. Mais je crois que c'est là que commence la révolution quand même. C'est de ne pas se résigner à être un petit agent du système qui devient un producteur-consommateur qui va tourner dans sa roue pour faire marcher la croissance économique.

Canal B : Pour sortir des boîtes, vous avez exploré différentes formes narratives (poésie, presse, films, romans). Ces différentes formes vous sont nécessaires pour raconter différentes choses et peut-être essayer de vous tourner vers différents publics ? Est-ce que c'est conscient ou pas du tout ?


Cyril Dion : C'est un peu des 2. C'est parfois des accidents de la vie. C'est-à-dire que je n'avais pas du tout prévu de faire des films documentaires dans ma vie. C'est parce que j'ai rencontré Coline Serreau que j'ai travaillé avec elle sur un film ("Solutions locales pour un désordre global"), qu'après je me suis dit qu'il faudrait un film pour montrer à quoi le monde pourrait ressembler si on mettait bout à bout les solutions qu'on connaît déjà. J'ai voulu proposer à des gens de le faire. Rapidement, ils s'appropriaient le truc et voulaient en faire leur propre projet, qui n'était pas celui que je voulais faire. Donc j'ai fini par faire le film que j'avais envie de voir et c'était un accident ! 

10 ans après "Demain" 
« On n'y est pas »

La seule chose qui est délibérée, c'est la poésie et la littérature. Depuis que j'ai 13 ans, je dis que je veux être écrivain. C'est ce que je marquais à l'école quand on me demandait ce que je voudrais faire quand je serai grand. J'ai infiniment besoin d'écrire parce que c'est un des endroits où je retrouve cette espèce de connexion à quelque chose de plus vaste. Où je trouve la liberté d'exprimer des choses que je n'arrive pas forcément à exprimer dans la vie parce qu'il n'y a pas la place. Parce que cet espèce de bouillonnement sensible que j'ai à l'intérieur de moi, il ne trouve pas de débouchés dans une conversation classique. Et puis il y a d'autres formes que j'utilise parce que ça m'amuse, par exemple la musique. Et enfin d'autres formes que j'utilise parce que j'ai le sentiment que c'est ce qui va avoir le plus d'écho. Typiquement, je suis en train d'écrire une série et un film de fiction car c'est un moyen de parler à une audience plus vaste en leur proposant des imaginaires différents.

Canal B : De nombreux auditeurs vous connaissent pour ce film qui est sorti il y a 10 ans maintenant "Demain". Un film réalisé avec Mélanie Laurent où vous parcouriez le monde à la découverte de projets et de personnes engagées pour la transition écologique. Je me demandais ce qu'avait produit ce film, 10 ans après ?


Cyril Dion : Malheureusement, je crois qu'il n'est pas si démodé que ça. Ce dont on aurait rêvé, c'est qu'en 2025, les gens regardent ça et se disent "Mais on vit déjà comme ça, rien de nouveau !". Et en fait, pas du tout. Cette idée de reconstruire de l'autonomie alimentaire sur les territoires, on n'y est pas. Cette idée de réduire de 50% notre consommation d'énergie et de reconstruire une forme d'autonomie avec des énergies renouvelables locales, on n'y est pas. Cette idée que les mécanismes de la création monétaire sont ceux qui nous enferment justement dans ces boîtes où il faut faire de la croissance, on n'y est pas. Faire la révolution pour réécrire nos constitutions et aller vers des démocraties plus délibératives et directes, on n'y est pas. Changer nos systèmes éducatifs pour faire des jeunes hommes et femmes éclairés, on n'y est pas. Donc c'est à tel point que je suis en train de me dire que pour l'anniversaire des 10 ans de "Demain", je vais peut-être proposer aux distributeurs de refaire une sortie, faire une piqûre de rappel !

Canal B : Quand on voit qu'on n'y est pas, après avoir fait la liste, est-ce qu'il vous arrive d'être touché par la lassitude ? C'est peut-être un peu le sentiment que vous avez évoqué en vous lançant dans des chroniques sur France Inter au mois de septembre. Vous disiez avoir le sentiment de devoir répéter encore et encore et de vous demander si il fallait continuer...


Cyril Dion : Oui, j'ai des moments de profonde lassitude et c'est normal. Ça serait fou que je n'en ai pas ! Moi, j'ai commencé à travailler sur la question écologique il y a bientôt 20 ans. Et ce qu'on disait déjà en 2006 est en train de se produire aujourd'hui. Évidemment, il y a des gens qui le disaient dans les années 90, 80 et 70. Et c'est désespérant le jour où vous réalisez ça. Après, j'ai plein de gens qui viennent me voir pour me dire que le film a changé leur vie. Qu'ils étaient au lycée et ont choisi leurs études ou leur boulot en fonction de ça. «

« Les 2 jambes de la transfor-
mation : des récits nouveaux 
et des rapports de force »

J'ai appris dernièrement, par exemple, que l'entreprise Pocheco  qui fait de l'écolonomie, ils ont eu un afflux massif de professionnels à venir voir ce qu'ils faisaient. A tel point qu'ils ont créé un bureau d'études "Ouvert" qui accompagne 500 sites industriels dans leur transformation. On se dit que c'est un impact génial mais évidemment ça n'est qu'un film. Donc sur la trajectoire globale des événements, ça ne suffit pas. Je suis donc tout le temps partagé entre me nourrir des conséquences positives sur le territoire et une sorte de désespérance de la trajectoire du monde qui est assez tragique...

Canal B : Vous participiez donc à une table ronde le vendredi 21 mars sur le thème "Faut-il faire peur, désobéir, donner envie ?" La réponse, elle est sans doute un peu les 3 à la fois ?


Cyril Dion : La réponse, elle est dans la complémentarité. Il y a eu un sondage au début de de la table-ronde et c'est "donner envie" qui est arrivé largement en tête.  Je pense que ça fait 40 ans qu'on essaie de faire peur. Pourquoi ça n'a pas marché ? Parce que si on se contente d'expliquer ce qui en train de nous arriver avec le changement climatique ou avec les espèces qui disparaissent, c'est tellement énorme qu'on se sent écrasé, enseveli sous ce truc-là. Donc, on peut aussi avoir tendance à mettre de côté en se disant "Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?". Cette étape-là, elle reste quand même indispensable parce que c'est un exercice de lucidité. Mais ensuite, on a besoin que ça se transforme en autre chose. Quand on a fait "Demain", on a passé 10 minutes à faire peur et 1h30 à proposer un horizon. Il me semble qu'aujourd'hui on est rentré dans cette phase de donner envie, à savoir proposer d'autres récits de l'avenir, et être capable de libérer notre imaginaire. Ça doit aller de pair avec de la désobéissance, c'est-à-dire des rapports de force, parce qu'aujourd'hui, il y a des gens qui essaient de maintenir le statu quo et de faire en sorte que leurs intérêts économiques et politiques soient maintenus. Si on ne rentre pas dans un rapport de force avec eux, on continue à aller vers la catastrophe. Donc pour moi, ce sont les 2 jambes de la transformation : des récits nouveaux et des rapports de force.

Canal B : Là, vous faites allusion au frein principal à la transition écologique, à savoir la force des lobbys industriels aujourd'hui en France et puis ailleurs dans le monde. Il faut sans doute célébrer les victoires dans la lutte contre ces derniers pour se dire que la mobilisation peut parfois marcher ?


Cyril Dion : Oui, on a besoin de victoires pour que ceux qui se mobilisent se disent que ça peut servir à quelque chose. Là, on a remporté une victoire super sur l'interdiction des Pfas (polluants éternels) à l'Assemblée nationale. La convention citoyenne sur le climat, malgré tout, ce qui était vraiment une victoire, c'était d'avoir fait la démonstration que la démocratie délibérative, ça marche. Si on permet à des citoyen.nes tiré.es au sort de travailler dans les bonnes conditions, en étant instruit par des données scientifiques, ils parviennent à des résultats qui sont plus ambitieux que ce que les gouvernements font depuis 30 ou 40 ans. 

« Il faut qu'on arrête de rêver au grand soir »

Pour moi, c'est c'est une pierre sur laquelle on a besoin de s'appuyer pour construire les modèles démocratiques du futur et alimenter les victoires. Il y a un révolutionnaire serbe qui s'appelle Srdja Popovic qui dit qu'une grande victoire, c'est une succession de petites victoires atteignables. Je pense qu'il faut qu'on arrête de rêver au grand soir et qu'on construise une stratégie qui est faite d'une multitude de petites victoires atteignables pour nous emmener à l'endroit où on a envie d'aller... Si tant est qu'on ait réussi à le définir !

Canal B : On se retrouve dans le cadre d'un événement qui est organisé par la jeunesse mais pour tout le monde, en partenariat avec Le monde. Pour vous, quel rôle joue cette jeunesse dans les luttes ? Je pense qu'elle a longtemps été présentée comme une avant-garde et qu'elle l'est encore à certains égards, tout en étant aussi en difficulté, mais comme le reste de la population, pour résister face aux pressions consuméristes et à une forme de backlash (retour de bâton) dans les luttes ?


Cyril Dion : Pour moi, la jeunesse elle a une espèce d'énergie de tous les possibles en elle. Je le vois parce que je suis un peu au mi-temps de ma vie. J'ai 46 ans, je suis en train de de passer de l'autre côté. Et je vois bien que je ne suis pas suffisamment vieux pour avoir perdu le contact avec cette espèce d'énergie folle qui dit qu'on peut tout changer, tout faire voler en éclats, qu'on peut construire une société nouvelle. Je ne suis pas encore assez vieux pour être dans cette espèce de conservatisme un peu relativiste qui dit "Non mais c'est plus compliqué que ça..." et qui est dans une forme de fossilisation et d'immobilisme. Donc je pense que la jeunesse a vraiment ce rôle de nous secouer les puces et de nous réinjecter cette énergie. Ils n'ont pas encore de crédit, ils n'ont pas encore de boulot, ils n'ont pas encore de patron qui les contraint. Tout ça, ça compte en fait ! Parce que c'est ce qui finit par abattre les gens et leur faire dire qu'ils ne peuvent plus se rebeller, parce qu'ils vont paumer leur boulot, parce qu'ils n'auront plus d'argent pour rembourser leur crédit... Les jeunes ne sont pas encore là-dedans.

Canal B : Sur le défaitisme, on voit aujourd'hui que la planète bascule en différents points du monde dans des régimes post-fascistes climato-dénialistes. Qu'est-ce qu'on en fait de ce contexte géopolitique ? Est-ce-que l'idée, c'est de continuer à se dire que le changement est possible, mais en disant que ce sera peut-être pas "demain" pour reprendre le titre du film ?


Cyril Dion : Il y a différentes façons de regarder le problème. On peut aussi se dire qu'on est en train d'aller au bout du bout de ce système mortifère dans lequel on vit. On est peut-être en train de vivre ses derniers moments. Peut-être qu'il est en train de devenir fou pour ensuite s'effondrer sur lui-même et disparaître, C'est ce qu'on pourrait espérer ! Et pour que ça se produise, il faut que ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux crée un électrochoc et que la population se révolte. Juste avant notre entretien, j'étais en train de lire une interview de Elie Barnavi sur ce qui se produit en Israël. Sur le fait que Netanyahou est en train d'essayer de démanteler les derniers piliers de de la démocratie israélienne et qu'il est possible que le pays bascule dans une forme de guerre civile, comme on pourrait aussi imaginer que ça se produise aux États-Unis. C'est bien le signe qui il commence à y avoir deux visions totalement irréconciliables : une vision néo-fasciste où tous les pouvoirs sont concentrés dans quelques mains et une société progressiste que les fascistes aborrhent en les traitant de woke. C'est drôle parce qu'une actrice américaine disait récemment "Je vous signale qu'être woke, c'est juste se préoccuper des autres !" On voit bien que ces deux courants sont en train de s'affronter et qu'il y a une sorte de bataille culturelle qui pourrait dégénérer en bataille politique, religieuse et économique ainsi qu'en guerre civile. On espère que non... Mais c'est en tout cas le moment pour les progressistes de cette planète de refuser de se laisser engloutir par ce néo-fascisme absolument terrifiant, et de se dire que, plus que jamais, on a besoin de construire ce monde auquel on croit profondément.

Transcription de l'interview menée avec Cyril Dion, réalisée avec Sonix.ai.